Un champ de bataille

Une immense lande inculte, desséchée, où baillent, de ci de là, des trous de marmite ; une plaine blanche, coupée de bouquets d’arbres que la mitraille a déchiquetés, zébrée bizarrement de raies infinies que le lexique de guerre a dénommées « boyaux » ; des réseaux de fils de fer tordus, enchevêtrés, sanglants ; des équipements, des armes, des capotes trouées, des munitions éparses ; des cadavres, pour la plupart en groupes, offrant aux morsures du soleil des blessures atroces et béantes…

L’odeur de la poudre flotte encore…

C’est dans ce champ, désolé mais glorieux, que vient de se dérouler le premier acte du drame gigantesque qui a pris pour titre ; la libération du territoire.

Pendant plusieurs jours, des centaines de pièces d’artillerie y ont vomi la mort et, à l’heure officiellement fixée par le chef, nos troupes se sont élancées, splendides de courage et d’héroïsme, à l’assaut des Boches qui s’étaient installés comme en pays conquis.

Et pourtant, avec quel confort ils avaient eu à ménager leurs fortifications !

Tout était meublé au dernier goût germanique ; le bois de France leur était fourni à si bon compte qu’ils ne résistaient pas à l’envie de multiplier abris et villas.

A côté du puits blindé, profond de dix mètres, on trouvait le fumoir, le casino.

Partout un amoncellement de choses volées : armoires à glaces, lits, tables, flacons de parfums et objets révélant la visite de femmes ; bouteilles … vides !

Ah ! ces bouteilles, dérobées dans nos caves de Champagne, quels souvenirs d’orgies elles évoquent à nos yeux et comme elles constituent, contre le Boche, la plus formelle accusation de cambriolage !

Leur cupidité n’était point difficile : j’ai retrouvé sur le parapet d’une tranchées le carnet de comptes d’un épicier du Nord de la France ; sur les pages restées blanches, le sujet de la Kultur avait dessiné de grotesques images, sans penser sans doute que la dernière serait illustrée de son sang !

Voler un carnet d’épicier, quel acte noble et généreux et quel joli motif de lettre à la Gretchen attendrie !

Mais, un matin de septembre, sous la poussée vengeresse, irrésistible des « Françouze », il a fallu quitter ces lieux aimés et déjà connus, où l’on avait tant bu et tant mangé à l’œil !

On n’avait pas prévu ce geste de mauvaise humeur du coq gaulois ; l’offensive, - ce mot ronflant qui paraissait ne pouvoir être employé que dans les journaux et les discours – a surpris ce beau monde en pleine quiétude.

Et, ce n’est pas fini.

Le petit Français veut aller plus en avant ; il veut aller loin, très loin, reconduire à leur patrie les amateurs de saucisses et profiter de l’occasion pour reprendre, dans leurs musées de cambriolages, quelques collections précieuses de pendules, et même de carnets d’épicier ! …

Clovis Grimbert.

(Le 120 Court, n° 7, du 1 novembre 1915)

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