Les civils s'amusent

“Tu me demandes des nouvelles de Paris ? Mais on ne dirait plus que c’est la guerre. Les théâtres et les cinémas font des affaires brillantes… » (Extrait de la lettre d’un ami)
« Grâce aux nombreuses démarches faites par les sociétés sportives, tant en France qu’en Italie, les courses reprendront leur essor au printemps 1916, sur la Côte d’Azur » (Les Journaux)

J’ai recueilli pieusement ces deux extraits et, après les avoir assaisonnés d’un brin de philosophie, je leur ai trouvé une allure du Bulletin de Victoire.

Ils nous apportent, en effet, la certitude que les civils tiendront.

Grâce à l’ingéniosité et, disons-le franchement, à l’audace des entrepreneurs en plaisir, voilà tout un programme de distractions établi jusqu’au printemps.

Finies nos appréhensions, éteintes nos craintes !

Quand les rescapés de la loi Dalbiez seront las de suivre d’un œil allumé le tourbillon des jupes des danseuses, quand le communiqué sera trop discret ou trop laconique pour en permettre une discussion calée, il restera le divertissement sélect du demi-sang et des toilettes diaphanes.

Et, tout naturellement, ces Messieurs et leurs délicieuses compagnes oublieront le guerre, classeront les Poilus et leurs exploits avec les souvenirs vieillots des légendes.

Tout ressuscitera pour eux sur des bases nouvelles : les soupers, les huis-clos des tavernes, la mode.

Par un phénomène d’amnésie, ils ignoreront le général Joffre, la Marne, Notre-Dame-de-Lorette, la Champagne, l’Alsace. Ils censureront de leurs conversations la production des munitions, la récolte de l’or, le recrutement anglais, les complications balkaniques.

Le coup du pistolet du starter et les rires lascifs des demi-mondaines engourdiront leurs dernières aspirations de noblesse et d’idéal.

Puis, un beau matin, la sonnerie de la Victoire, courant de clocher en clocher sur Paris et la Côte d’Azur, sortira ces inconscients de leur léthargie.

La curiosité les conduira vers l’Arc de Triomphe, à la rentrée solennelle des Armées et des Drapeaux, et nous les entendrons peut-être murmurer, l’âme inquiète :

« D’où viennent-ils, ces gens-là ? »

Clovis Grimbert

(Le 120 Court, n° 9, du 5 décembre 1915)

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