Voilà, j’ crois bien, minuit qui
sonne,
C’est curieux, j’ peux pas
m’endormir,
J’ai tout l’caberlot qui
bourdonne
Comme si j’allais m’ laisser
mourir,
C’pendant, je n’ suis pas saoûl,
que j’ sache,
J’ me connais, y m’ faut plus
d’un quart,
Et pour m’ fair’ de la bil’,
masache,
Y a longtemps qu’ j’ai bouffé l’
cafard !
J’ comprends rien, j’ suis
sûr’ment malade ;
Ah ! s’il faut, après seiz’
mois d’ front,
Que j’ plaqu’ là tous les
camarades,
J’ pass’rai sûrm’ent pour un
capon.
Mais, qu’est-c’ qu’y a d’vant
moi, tout d’ suite…
Un civil… Par ici, sur l’
front !
- Halte-là ! Le mot !
Parle vite,
« Ou j’ te fais prendr’
comme un espion ».
C’pendant l’ pauvr’ vieux m’ dit,
bien tranquille :
- Tais-toi, fils ingrat, mécréant,
« Rappel’-toi l’ superbe jeu
d’ quilles
« Que j’ t’ai donné y a
vingt-deux ans ! »
V’la vingt-deux ans ! Mais,
j’ suis loufoque,
Et le flingot m’en tombe des
mains ;
Si j’ me rappell’ bien de c’tte
époque,
C’était l’ bon temps, j’étais
gamin.
Et j’ai d’vant moi, couvert de
neige,
Le Père Noël au pas menu,
Que j’ me permets – sans
sacrilège –
D’appeler le Roi des Poilus.
- Pardon, Noël, que j’ fais tout
drôle,
« Excusez, j’ vous ai pas
r’connu,
« Et j’ croyais qu’ c’était
pas votr’ rôle
« D’ voyager dans c’t
endroit perdu !
« Regardez, j’ai mêm’ pas
un’ chaise,
« Un pauvr’ fauteuil pour
vous caser,
« Enfin, prenez tout d’ même
vos aises
« Dans c’ trou d’ renard
pour vous r’poser !
« Mais … j’ vois pas où sont
vos bagages,
« Les p’tits ch’mins d’ fer,
les soldats d’ bois
« Qu’ vous donniez aux
enfants bien sages,
« Vos beaux p’tits bib’lots
d’autrefois !
« Quelque Démon indésirable
« Aurait-il troublé vos
projets ?
« Aurait-il, d’une main
coupable,
« Barboté l’ Céleste
Budget ? »
Le Pèr’ Noël, d’une voix
tremblante,
Me dit : « - Mon fils,
tu m’ crev’s le cœur,
« Tu m’ parl’s avec une voix
sifflante
« Comme un Satan
blasphémateur !
« J’ n’ai plus rien, cette
nuit, dans ma hotte,
« J’ suis pauvr’ comme’ Job,
c’est entendu,
« Cependant, j’ n’ai pas commis
d’ faute,
« Rassur’-toi, je n’ai rien
perdu !
« Tu n’ comprends pas ?
Eh bien, j’ vais t’ dire :
« Comm’ j’arrivais, le grand
Ribot
« Faisait promener sa
tir’lire
« Par les deux gosses de
Poulbot ;
« Il m’a dit d’ donner à la
France
« Tous les cadeaux des
p’tits enfants
« Pour la rapide délivrance
« De ses millions de
combattants !
« Alors … j’ai vendu ma
voiture
« Et tous mes articles à
prix d’or,
« Sans mêm’ prév’nir de
l’aventure
« Le Bon Dieu, qui n’ sait
rien encor !
« Ca va sûr’ment m’ faire
une histoire
« Rapport à la
Neutralité ;
« Le « Patron »,
la chose est notoire,
« Va m’ passer l’ savon
mérité !
« Bah ! j’ tâch’rai
d’arranger l’affaire,
« En racontant qu’ près du
Creusot,
« J’ai rencontré l’un d’ mes
confrères,
« Un typ’ dans l’ genre d’
Victor Hugo.
« Ca ne passera peut-êtr’
pas sans peine,
« Mais j’ suis content d’
fair’ ça pour toi :
« Cette année, ça s’ra
Saint-Etienne
« Qui fera les cadeaux pour
moi ! »
……
J’entendis un grand bruit
d’orage ;
Effrayé, je fermai les yeux,
Cependant que, sur un nuage,
Père Noël remontait aux
cieux !
Clovis Grimbert
(Le 120 Court, n° 10, du Noël 1915)