Madame la Comtesse de X… (qui a des lettres) à son neveu au front (qui a des poux) :
Mon cher Guy,
Tu m’écris, bien rarement, mon cher petit ! M’oublierais-tu ? Je n’ose y penser.
Comme tu dois souffrir, dans les tranchées, en cette vilaine saison, et comme nous maudissons la guerre qui sépare ainsi les êtres qui s’aiment !
Hier, nous avons eu, au thé, la baronne de Y… et cet excellent du Z… Ils ont longuement parlé de toi. Nous avons même fait des projets d’avenir à ton sujet.
Oh ! quelle joie délirante le jour où tu nous reviendras, couvert de gloire, beau comme un gladiateur de l’Antiquité, le glaive encore tout rougi du sang de nos ennemis.
J’accorde déjà ma lyre pour te chanter en des strophes magnifiquement enflammées ; mais pour que mon poème soit inspiré d’un réalisme profond, envoie-moi, je t’en prie, tes impressions…
*
Au front, décembre 1915.
Ma chère tante,
J’ai bien reçu ta babillarde. Pour la santé, ça colle. Mais la température, ça colle moins ; ça devient même assez moche.
Dans le jour, ça passe ; la nuit, impossible de roupiller ; on a les ripatons sans connaissance ; alors, on échange des gnons pour se réchauffer, on claque les grolles l’une contre l’autre, des heures entières, dans la neige.
C’est pas la panse, mais on ne chiale pas pour si peu. Le matin, on siffle un quart de jus, un coup de gnole, et tout est oublié.
Tu parles de me faire des vers ; il y a ici le cabot d’ordinaire qui était sur le point de passer officier d’académie dans le civil et qui torche aussi des rimes dans le genre d’Aristide Bruant ; je t’en enverrai pour t’inspirer. Il est crevant, ce type-là !
Ma chère tante, je te quitte. Je vais tâcher de dégringoler le sale Bavarois qui se paie ma tirelire depuis huit jours, à cinquante mètres de mon créneau.
Ca, tu vois, c’est la belle vie.
Ton poilu qui ne s’en fait pas,
Baron Guy.
P.C.C. : Clovis Grimbert.
(Le 120 Court, n° 10, Noël 1915)