Depuis le début de la campagne, on nous étourdit de discours et d’articles de journaux d’outre-Rhin, dans lesquels le kaiser, ses ministres, ses généraux, ses diplomates, parlent de Dieu avec un cynisme inlassable et placent leurs entreprises et leurs espoirs sous la protection du Ciel.
Dieu protège l’Allemagne ! Dieu éclaire l’Allemagne ! Dieu exauce l’Allemagne !
Justement ému par la répétition de ces blasphèmes, le « 120 Court », qui, pour être agréable à ses lecteurs, n’a jamais reculé devant aucun sacrifice, - pas plus d’ailleurs que devant l’ennemi, - m’a chargé d’aller faire une enquête… au Ciel.
Mission délicate, périlleuse même, mais que j’ai réussi à mener à bien.
Je ne raconterai pas les péripéties orageuses du trajet, les ruses sans nombre que j’ai dû employer pour franchir les petits postes et forcer les consignes des sentinelles célestes… Ces aventures fourniront la matière d’un ouvrage en deux volumes qui paraîtra après la Guerre.
J’en arrive immédiatement à mon entrevue avec Saint-Pierre.
L’Auguste Concierge me reçut, cela va sans dire, avec une amabilité souriante. Après les salutations et compliments d’usage, je passai à l’objet de ma visite :
- Très Saint-Pierre, je suis délégué auprès de vous par le « 120 Court »…
- Le « 120 Court » ? Connais. J’ai donné asile, déjà, dans mon Eternité, à plusieurs de ses collaborateurs, des gens braves et de braves gens !
Un peu ému par cette évocation, je continuai :
- Je viens de la part du « 120 Court » vous poser une question !
- Laquelle ?
- Eh ! bien, voilà. Nos ennemis, les Boches, invoquent chaque jour dans leurs prières le Dieu de Justice, le Dieu de Bonté ! Faut-il justifier l’incendie d’une église, la destruction d’une cathédrale, le viol d’une femme, les massacres d’enfants ou de vieillards : C’est le Dieu Allemand qui l’a voulu, qui l’a ordonné !
Saint-Pierre me posa un doigt sur les lèvres :
- Poilu, tais-toi, tu blasphèmes à ton tour ! Il n’y a pas de Dieu Boche ; le Dieu de Bethléem et de Jeanne d’Arc n’est pas fait pour couvrir les assassinats et les infamies.
- Cependant…
- Tais-toi, te dis-je, fils incrédule, et suis-moi.
Et Saint-Pierre m’entraîna dans un couloir immense, où l’or des voûtes se reflétait dans une multitude de glaces d’une richesse inouïe.
Il souleva, à notre droite, une lourde tapisserie de velours rouge, lamée d’étoiles d’argent :
- Poilu de peu de foi, regarde : voici les élus de Dieu, du vrai Dieu d’Amour et de Droit ; vois-tu un Boche parmi les occupants ? Il n’y en a pas un seul ! Par contre, nous recevons de tes camarades Poilus tous les jours ; ils arrivent par groupes joyeux, chantant La Marseillaise, le Père la Victoire, Sidi-Brahim !
Emerveillé d’une telle vision, j’allais m’efforcer de reconnaître quelque tête de parent ou d’ami, mais Saint-Pierre, devinant ma curiosité sacrilège, laissa retomber le rideau.
Il me conduisit ensuite devant une gigantesque porte de fer, qui s’ouvrit sur un de ses regards.
Horreur et malédiction ! J’étais au seuil de l’Enfer. Un gouffre insondable de feu s’ouvrit à mes pieds, d’où montait un concert horrible de plaintes, de cris de fureur et de désespoir.
- Voilà, Poilu, le Paradis des Boches, la récompense des assassins de Dinant et de Gerbéviller, des destructeurs de Reims et d’Arras ! Tu vois, là-bas, dans ce coin où le brasier est plus ardent, cette tête grimaçante de corbeau, ces yeux de fauve : c’est Bismarck, un ancien, celui-là !
- Oui, je vois, mais il reste près de lui deux places … ?
- … Qui sont retenues par deux forbans de haute école, l’une pour Guillaume, l’autre pour François-Joseph, les deux pensionnaires qui sont attendus cette année ; leur cantonnement est déjà préparé !
Convaincu, je me disposais à prendre congé, quand une idée me vint à l’esprit :
- Pardon, Saint-Pierre, une requête encore à vous présenter : vous savez que les Poilus, là-dessous, aux tranchées, barbotent dans l’eau jusqu’au ventre ?
- Penses-tu que j’ignore tout cela ! Notre Ministre des Eléments ne recueille-t-il pas tous les jours ces cris : « A l’eau ! à l’eau ! » que nous nous empressions de satisfaire !!
- Allô ! Allô ! Mais, Très Saint-Pierre, ce sont les appels de nos téléphonistes du front !
- Ah, bougre ! Le téléphone, encore une concurrence à la Puissance divine ! Votre Progrès ! Votre Civilisation ! Vos inventions diaboliques ! Eh bien ! c’est entendu, nous allons fermer les écluses et attendre, pour faire pleuvoir, que vos tranchées soient asséchées.
- Merci, Très Saint-Pierre, vous nous comblez ! Mais le temps passe ; je vais être porté déserteur au 120… Adieu !
- Non pas adieu, petit, au revoir !
Et comme je m’éloignais, il me cria, penché sur le vertigineux escalier :
- Et dis bien à tes Poilus, les Poilus de France, que je leur prépare, pour le jour de la Victoire finale, un beau soleil comme celui que j’ai fait briller pour Napoléon … à Austerlitz !
Clovis Grimbert
(Le 120 Court, n° 12, 26 janvier 1916)