Fil de fer

Mon ami Fil-de-Fer est un poilu qui, par sa manière de servir et sa haute intelligence, a réussi à mériter la confiance de son capitaine.

Il a même été investi des délicates fonctions d’agent de liaison.

Malheureusement, il est têtu, têtu comme tous les mulets rassemblés de la compagnie de mitrailleuses. Pour son service, par exemple, il s’est promis de transmettre les ordres à sa manière, tel qu’il les comprend, sans plus s’inquiéter des conséquences que de sa première paire de godasses.

Dernièrement, il reçoit l’ordre suivant :

- Fil-de-Fer, tu seras à 16 heures au carrefour du Cabaret Rouge, pour diriger sur mon poste de commandement le ravitaillement et les cyclistes. Tu quitteras ton poste à la chute du jour pour venir me rendre compte de la mission.

Fil-de-Fer part ; il arrive au Cabaret Rouge, aiguille le ravitaillement et les cyclistes sur le poste de commandement de son capitaine… mais ne revient pas.

Le soir vient, minuit sonne, la nuit passe.

Au réveil, le capitaine inquiet envoie son cycliste aux nouvelles. Il trouve Fil-de-Fer au Cabaret Rouge, un peu mûr, le regard vague, en extase devant une batterie de bouteilles vides.

- Voyons, qu’est-ce que tu f… là .

- Moi ?

- Oui, toi ?

- J’attends !

- Tu attends quoi ?

- J’attends la chute du jour, mon vieux ; j’ai assisté au coucher du soleil, au lever de la lune ; le jour a fait place à la nuit, la nuit a fait place au jour ; mais tout ça s’est fait naturellement et le jour n’a fait aucune chute ! Vois-tu, moi, je ne connais que la consigne.

Devant une logique aussi serrée, le capitaine a grogné un peu, mais, brave homme, n’a pas insisté.

Cependant, un pareil raisonnement devait perdre Fil-de-Fer.

Hier soir, son capitaine lui confie un pli extrêmement important destiné à un chef de section.

L’enveloppe est barrée de la double mention « Urgent » « Secret » au crayon bleu.

- Fil-de-Fer, tu es sérieux, tu ne remettras cet ordre qu’en mains propres !

- Compris, mon capitaine.

Et il s’élance dans les boyaux.

Après une demi-heure de marche, il trouve le chef de section occupé à surveiller la construction d’un blockhaus ; pour stimuler l’activité de ses hommes, le sous-lieutenant travaille comme eux.

- Bonjour, Fil-de-Fer. Quoi de neuf .

L’agent de liaison, avant de répondre, jette un coup d’œil malicieux sur son supérieur et remarque qu’il a les mains souillées de boue.

- Mon yeutenant, il y a rien, j’viens vous voir.

- T’es bien gentil.

- On me l’a déjà dit, mon yeutenant. Y a ma payse qui me répète ça dans toutes ses lettres.

Le travail continue et l’heure de la soupe arrive ; Fil-de-Fer suit le lieutenant à sa cagna.

L’officier, avant de se mettre à … table, se lave les mains dans une gamelle et les essuie avec son mouchoir de poche.

Alors, joyeux et fier, Fil-de-Fer sort son plu « urgent » et « secret ».

- Voilà, mon yeutenant, de la part du capitaine, maintenant que vous avez les mains propres !

Mais, c’est fois, ça n’a pas pris, et Fil-de-Fer, après avoir été engueulé poliment par le chef de section d’abord, ré…engueulé ensuite par le capitaine, a dû abdiquer ses fonctions d’agent de liaison et rentrer dans le rang.

Clovis Grimbert

(Le 120 Court, n° 18, 20 mai 1916)

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