Feuillets de campagne

Pour la …ème fois nous déménageons. L’embarquement qui, au début de la campagne, nous apparaissait comme une opération laborieuse, se fait maintenant avec une incroyable facilité.

Officiers, hommes, chevaux, voitures, armes, munitions, tout se case méthodiquement sans cris, sans désordre, sans heurt.

Le train démarre.

Où va-t-on ? La première destination est une gare d’embranchement qui ne dit rien à notre curiosité.

Le chef de train, le chef de gare, l’homme d’équipe sont abondamment consultés, mais en vain.

Les tuyaux des cuistots sont eux-mêmes, pour une fois, en complète déroute.

On roule. On arrête. Le train change de machine. Un officier d’état-major arrive, tend un pli fermé au commandant qui déchire et lit… tandis qu’à toutes les portières des yeux essayent de surprendre sur sa figure un tressaillement, une impression … peine perdue.

On repart, un ordre passe « Equipez-vous, préparez-vous à descendre… »

Le train stoppe.

Sous la pluie qui tombe le débarquement s’effectue.

…..

Une longue ligne de camions-autos qui trépident, secoués par les moteurs impatients. Nouvel embarquement ; on grimpe, l’installation est moins confortable qu’en chemin de fer ; on se place, on se tasse pêle-mêle, avec les fusils, les musettes, les sacs, tout le barda.

Et la caravane s’ébranle.

La route est ridée comme les bonne vieilles, lasses de l’existence ; malgré les soins touchants des braves territoriaux qui s’efforcent de « réparer des pneus l’irréparable outrage », elle se crevasse et meurt un peu chaque jour.

Deux heures de route, un coup de sifflet, - les camions s’immobilisent. – Tout le monde en bas.

…..

Une mauvaise nuit au bivouac, dans un bois (le bois d’X ville, puisque nous devons être discret), de la boue, de la flotte et des arbres sales, hostiles, qui, pour nous reprocher une hospitalité précaire, nous versent des pleurs dans le cou.

Départ le lendemain par des chemins improvisés pour la guerre.

Pèlerinage dans un labyrinthe de maisons, de casernes, largement ébréchées par le feu de l’ennemi.

Un boyau s’offre, on s’y engage d’un pied hésitant en jetant sur la route parallèle un regard de regret.

Le boyau, étroit, zigzaguant, nous charme au premier contact par les deux lignes de sainfoin fleuri qui ornent ; ses parapets. Un fourrier murmure gouaillent : « La cérémonie sera très belle ! »

Cependant le boyau est un vilain drôle qui s’est camouflé de fleurs pour nous décorer de l’ordre du Bain, jusques et y compris nos musettes et nos pans de capotes, et tout à l’heure de perfides « zinzins » viendront faire payer à notre colonne un sanglant tribut qui sera notre droit d’entrée au secteur.

La dernière crête est franchie.

Nous avons devant nous l’immense représentation où se joue la destinée des Peuples. Tous les artistes sont présents. C’est un embrasement général, une débauche de lumières.

Les fusées, les feux de bengale éclairent comme en plein soleil la scène et ses coulisses.

A tous les points de l’horizon, des flammes s’allument et s’éteignent instantanément sans qu’on puisse voir les monstres qui les crachent ; d’étranges oiseaux se croisent et sifflent dans l’air ; leur chute fait se cabrer les arbres et s’écrouler les rochers. Et parmi le hurlement des échos, les 75 rageurs jappent inlassablement.

Nous voilà en place ; le sol crevé, meurtri se dérobe sous nos pieds. Nous vivons sur un volcan.

Et c’est là pourtant, dans les boyaux nivelés et pestilentiels, dans cette succursale de l’enfer, qu’il va falloir pendant vingt jours conjuguer le verbe « Tenir ».

Tenir, pendant que les autres corps de la brigade, pris dans le tourbillon des attaques et des contre-attaques, consentiront les plus héroïques sacrifices.

Tenir malgré l’averse de fer et de feu, tenir malgré les attaques les plus furieuses, combattre non seulement le boche, mais encore la faim, la soif, le sommeil, le cafard ; tenir même quand les camarades seront morts, quand le chef sera enseveli, quand les armes seront brisées, quand la cartouchière sera vide ; tenir parce qu’il y va de la vie de la Patrie, de la famille, de l’Honneur du Bataillon et du fanion ; tenir enfin parce que tenir c’est vaincre !

…..

Le cauchemar est vécu et nous avons tenu. Nous avons, suivant nos traditions, écrit quelques lignes d’Histoire avec le sang des meilleurs d’entre nous ; et, dans nos rangs éclaircis, mais chauds encore de l’exemple et des vertus de nos chers disparus, la foi et la fierté demeurent entières inébranlées !

Le 120 Court

Clovis Grimbert

(Le 120 Court, n° 20, 5 juillet 1916)

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