Pèlerins de guerre

Sous ce titre, l’un de nos grands confrères de l’arrière, le plus précieux, parce que politique et très littéraire, vient de publier les impressions d’une demi-douzaine d’éminents civils « retour du front ».

Je m’attendais à trouver dans ces récits une image puissante de notre vie quotidienne.

Hélas ! ma déception est entière.

L’un de ces illustres voyageurs fait tenir en une colonne tout ce qu’il a vu : « des autobus parisiens, s’usant, s’usant inlassablement sur les routes » ; il rend hommage à « leur vieille carcasse disloquée qui vibre de toutes ses fibres » ; il espère qu’après la guerre on n’aura pas le courage de les abattre, ces pauvres vieux autobus, qu’il faudra, au contraire, les faire défiler sous l’Arc-de-Triomphe et les installer (avec pension sans doute) dans la cour des Invalides.

La lecture finie, on voudrait être changé en autobus pour mériter de semblables compliments, car naturellement, et sans s’en apercevoir, le grand homme n’a pas causé des Poilus.

Cependant, le plus audacieux (pour ne pas dire le plus culotté) de ces héroïques Pèlerins est incontestablement Me Chanu, ancien bâtonnier.

Ses impressions sont spécialement retentissantes, comme toutes les affaires qu’il a plaidées.

Il déclare en substance :

« Je partais avec la perspective de quelques émotions fortes… cette curiosité malsaine a été déçue… une poule mouillée qui eut fait ce même voyage y aurait séché ses plumes.

« Il est bien vrai qu’à notre passage dans un village détruit, nous avons vu et entendu un obus à quelque cent mètres de nous ; mais on ne se rend pas compte.

« Il est vrai qu’à la tranchée on entend le claquement de quelques rares coups de fusil et le sifflement de quelques plus rares obus, mais le parapet est si haut, les obus passent si loin, qu’il n’y a pas moyen d’avoir le frisson.

« Il est vrai encore qu'à chaque détour du boyau nous trouvions des appareils braqués, chargés, qui tiraient et ne nous rataient pas... mais c'étaient des kodaks !

« Je croyais donc que le voyage se terminerait sans émotion quand, à la gare de l'Est, deux détonations lointaines retentirent et les lumières s'éteignirent : c'était le Zeppelin !

« Ainsi le voyage du front se trouve n'avoir présenté de dangers qu'à Paris ! »

Je n'ai pas le courage de citer les impressions des autres Pèlerins.

La religion du public est éclairée : nos luttes sont des fables pour les écoles enfantines – nos souffrances et nos morts, du beau chiqué jeté en pâture aux badauds.

Toutefois, nous avons pitié des Pèlerins qu'un mauvais plaisant a dû égarer dans un camp d'instruction. Soucieux de leur réputation, nous leur offrons l'occasion de s'amender devant les Poilus et devant l'Histoire.

Qu'ils viennent pendant 24 heures seulement dans un coin du vrai front où nous avons, à l'heure actuelle, l'honneur d'opérer.

Derrière des parapets, vierges de tout fil de fer, censurés par les 380, sous le souffle inspirateur des mauser et des mitrailleuses, toutes facilités leur seront donnés pour modifier leurs impressions premières.

Peut-être pourront-ils se faire photographier à la sortie du spectacle, en grands blessés !

En tout cas, s'ils s'en tirent, ils seront édifiés sur la fragilité de la vie et sur le peu de respect de la Camarde envers l'espèce humaine, même quand il s'agit d'Immortels.

Clovis Grimbert

(Le 120 Court, n° 20, 5 juillet 1916)

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