Le dimanche 9 octobre fut inauguré le monument élevé à la mémoire des soldats morts pour la France, durant la dernière guerre.
Le beau temps, une vraie journée d’été, avait attiré beaucoup d’étrangers. Tous purent admirer les maisons et les rues décorées de guirlandes et de fleurs. D’innombrables drapeaux, petits et grands, flottaient au vent ; quatorze arcs de triomphe, du meilleur goût, adornés des trois couleurs nationales, retenaient les regards.
A 11 heures du matin, fut célébrée une messe solennelle ; mais l’église, trop petit, ne put contenir tous les assistants. La messe fut suivie de la bénédiction du monument et d’une visite aux tombes des trois soldats : Léonce Wailly, Jean Caudroit, Victor Bauchet, qui reposent dans le cimetière.
A 15 heures, les Sociétés se rassemblèrent route de Sus-Saint-Léger, près du calvaire. De là, le cortège défila en bon ordre, dans toutes les rues du village.
Il comprenait : un artilleur à cheval, M. Jessenne, permissionnaire ; les sapeurs-pompiers de Sus-Saint-Léger ; les sociétés des Anciens Combattants de Berlencourt, de Le Cauroy, d’Ivergny, de Magnicourt, de Rebreuviette et de Beaudricourt ; la France victorieuse, personnifiées par Mlle Lancial, les enfants de l’école, porteurs de gerbes de fleurs ; la France en deuil, représentée par Mlle Jourdin ; la France glorieuse (Mlle Ranson) ; l’Alsace et la Loraine (Mlles Brioux et Brinon) ; la société de musique de Bouquemaison ; les autorités : MM Amédée Petit, vice-président du Conseil Général, Bouillet, conseiller d’arrondissement, Salmon, conseiller général du canton d’Heuchin, maire de Pernes-en-Artois ; Pruvost, maire de Beaudricourt et le conseil municipal. Suivait la foule, fort nombreuse.
De jolies quêteuses eurent vite fait de décorer tous les assistants de petites fleurs tricolores.
Le cortège s’arrêta au carrefour central et pendant que la clique des anciens combattants de Beaudricourt et des sapeurs-pompiers de Sus-Saint-Léger sonnait le « garde à vous » et que des cuivres de l’excellentes musique de Bouquemaions s’éelvaient, sublimes, les accents de la Marseillaise, le voile tricolore qui recouvrait le monument, tomba et aux yeux de la foule, profondément impressionnée, apparut sur son socle de marbre, le poilu de bronze, appuyé sur son fusil, le regard perdu dans le lointain…
Soudain, une voix s’éleva dans le silence et M. Voisin, adjoint au maire, fit l’appel des morts. M. Jesenne, soldat, répondait « Mort pour la France ! » et M. Henri Creton énumérait leurs titres et le lieu où ils tombèrent. A l’appel de chaque nom, les parents déposaient des fleurs et des palmes au pied du monument. Les anciens combattants y ajoutèrent une magnifique couronne de fleurs naturelles. M. Pruvost, maire, prit ensuite la parole. Il dit dans quel élan de reconnaissance la population avait élevé le monument à la mémoire des soldats morts pour la Patrie. Il montra que ce monument immortaliserait à jamais ces héros. Il consola les familles éprouvées en disant : « Ne pleurez plus, soyez fières, le sacrifice des vôtres nous donna la victoire. »
Puis vint le discours de M. Delannoy, ancien combattant, qui s’exprima ainsi :
« Mes chers camarades,
Les orateurs et les poètes ont
chanté votre gloire, les artistes l’ont immortalisée, dans le bronze et dans le
marbre ; d’ici mille ans, le génie d’un nouveau Victor Hugo, contemplant
la silhouette du poilu, encore grandie avec le recul des siècles, illustrera
votre légende et les enfants de France s’étonneront qu’un peuple ait pu donner
naissance à des héros d’une telle envergure.
Oui, ils furent admirables,
les soldats du premier Empire, les vieux de la vieille. On n’en avait jamais
vus d’aussi beaux sur la terre depuis qu’on y faisait la guerre, c’est-à-dire
depuis qu’il y a des hommes. Mais les soldats de 1914-1918 les ont surpassés.
Et le soldat de 1914-1918, celui qui savait se battre et mourir, ce fut l’homme
des champs, l’ouvrier agricole, le laboureur, le petit fermier. Le vrai poilu,
le voilà.
Le vrai poilu, c’est toi, Jean
Caudroit, c’est toi, Jean Martin, c’est vous, l’abbé Boniface, c’est toit,
Léonce Wailly, c’est vous, Alfred Jourdin et Victor Bauchet, tous hommes dela
terre, tous de cette race laborieuse des campagnes, le vrai fonds de la France,
sa vraie gloire, sa richesse incontestée. Pourquoi êtes-vous si grands ?
Pourquoi êtes-vous si glorieux, mes chers camarades ?
C’est que vous avez participé
à la plus effroyable aventure qu’ait connue la civilisation. C’est que vous
avez pris part à la plus terrible des guerres, celle qui a aligné non plus des
centaines de mille de soldats, mais des millions ; celle qui a utilisé le
plus formidable des outillages qu’on ait jamais rêvé, celle qui s’est faite
sous terre et dans le ciel, celle qui a accumulé le plus de victimes et
amoncelé le plus de ruines.
Au début, en septembre 1914,
quelqu’un interrogeait un jour le maréchal Joffre : « A votre avis,
mon général, quelle sera l’issue de cette immense lutte ? » En homme
qui n’a pas de temps à perdre, l’illustre grand’père répondit ces trois
monosyllabe : « Dur, long, sûr ».
Certes, ce fut dur ! On
ne saura jamais ce que les combattants ont souffert ; personne ne
racontera le martyr physique et moral qu’ils ont enduré. Lorsque Clemenceau
rentrait à Paris, après chacune de ses visites au champ de bataille,
l’intrépide vieillard répétait, les larmes aux yeux : « Je ne trouve
pas de mots pour exprimer l’affection et l’admiration que m’inspirent nos
soldats. Ils méritent qu’on se mette à genoux devant eux. »
Ce fut dur et ce fut long. Les
mois, les années passaient sans amener la lutte décisive. A nos foyers désolés,
nos parents, nos femmes, nos enfants attendaient, mêlant leurs larmes et leurs
prières. Nous recevions des lettres tristes comme des sanglots. Nous tenions
quand même. Lorsque, dans un accès de rage, cet imbécile et féroce, qu’on
appelait le kronprinz d’Allemagne, jetait sans relâche ses divisions, dans la
fournaise de Verdun, la voix d’un grand chef, notre illustre compatriote le
maréchal Pétain, enflammait les âmes avec son cri d’espoir : « On les
aura ! »
Clemenceau, convaincu, disait
au maréchal Foch : « Allez-y ! »
On tapait ferme au Nord, au
Centre, à l’Est. La bête affolée râlait. Un matin, on vit le boche se mettre à
genoux, les bras levés et criant : « Camarades !
camarades ! »
C’était fini. Les Italiens,
les Anglais, les Américains, nous avaient aidés, mais le vainqueur, celui qui
s’était battu, sans répit, pendant cinquante mois et 11 jours, c’était le
soldat français, le premier soldat du monde.
Hélas ! quand l’écho des
vallées de la Meuse répéta le tonnerre du dernier coup de canon, quand le
clairon nous cria : Cessez le feu ! tu n’étais plus là pour entendre
chanter les cloches de la victoire, Jean Caudroit. Tombé au bois d’Alby en
1915, tu dormais depuis longtemps déjà ton dernier sommeil. Aujourd’hui, ton
vieux père a du moins la consolation de pouvoir s’incliner sur ta tombe.
Tu n’étais plus là, mon pauvre
Jean Martin. Disparu à Sainte-Marie-à-Py, on ne sait où tu es mort, ni où
repose ton corps déchiré. Vous n’étiez plus là, l’abbé Boniface ; dès vos
premiers combats, un éclat d’obus fauchait votre vie, si noble et si pure. Et
toi non plus, tu n’as pas connu l’aurore de la victoire, vaillant Léonce
Mailly, admirable soldat trois fois médaillé. Le 31 août 1918, tu tombais à Conty,
dans la Somme, à quelques heures de ton village, à quelques semaines du grand
jour qui libéra le monde civilisé, et aujourd’hui, dans le cimetière de
Beaudricourt, ta tombe est glorieuse entre les plus glorieuses. Tu n’étais plus
là, Alfred Jourdain, à l’heure où nous chantions. Le jour même ou tu te
préparais à revenir vers ta femme et ton enfant, la mort te frappait, le 24
septembre 1918, à l’Epine de Dallon, dans l’Aisne, 48 jours avant la
délivrance.
Quelle douleur plus déchirante
que la tienne si tu as pu comprendre, à l’heure de l’agonie, que la mort
t’arrêtait, alors que déjà tu t’acheminais vers ton village, vers ta maison, où
des mains aimées se tendaient pour presser les tiennes.
Quant à toi, Victor Beauchet,
tu as su que nous étions vainqueurs ; mais de quel regard attristé tu
contemplais les rayons d’une gloire à laquelle tu ne devais pas survivre, déjà
miné par le mal contracté là-bas. Tes deux petits garçons apprendront sur ta
tombe pour quel haut idéal tu as sacrifié ta vie et plus grands, ils sauront
dire avec fierté : « Mon papa aussi est mort pour la France. »
Mes chers camarades, soyez à
jamais bénis et puisse votre sacrifice n’être pas inutile ! Que votre
mort, qui a sauvé la France, serve à jamais à sa gloire et à sa prospérité.
C’est le vœu ardent qu’en vous
saluant une dernière fois, je dépose sur votre tombeau.
Un poème « Hymne aux morts », fut déclamé par M. Jourdin, du Théâtre de l’Odéon. Successivement, Mlles C. Jessenne et J. Wailly dirent aussi un poème et furent également applaudies.
M. Petit, M. Bouillet et M. Salmon, prononcèrent d’éloquents discours.
Ensuite, M. Voisin remercia les souscripteurs généreux ; M. Delannoy, qui donna le terrain du monument ; M. Hecquet et M. Dupont, qui travaillèrent gratuitement comme terrassier et maçon. Il dit sa gratitude à M. Petit, à M. Bouille, à M. le Curé, enfin à toutes les personnes qui, par leur présence ou leur concours, avaient pris part à la cérémonie.
Organisateur infatigable de cette inauguration, M. Voisin fut lui-même félicité par M. J. Hecquet.
La Marseillaise épuisa le
programme et des vins d’honneur furent offert à la mairie, coquettement
décorée.
(Le Courrier du Pas-de-Calais, du 18 octobre 1921)