L’inauguration du monument aux morts de Flers
Le dimanche 23 octobre, la commune de Flers a rendu, avec un recueillement très profond et très imposant, l’hommage de pieuse reconnaissance à ses enfants morts pour la Patrie.
Cette cérémonie, simple mais touchante, s’est déroulée dans un calme et un ordre parfait.
Dès la veille, tous les habitants de la commune s’étaient mis activement à l’œuvre, pour donner à leur village un air d’embellissement très agréable à l’œil. Arcs de triomphe du meilleur goût, guirlandes de verdure, alliées aux banderoles tricolores frissonnant au souffle du vent sur toute la longueur de la rue principale.
Le matin, à 11 heures, toute la population du village se pressait dans l’église ornée de la façon la plus parfaite. Au cours du magnifique service chanté par M. l’abbé Dumont, curé de la paroisse, deux harmoniums, se répondant, firent résonner les voûtes des chants les plus religieux. On remarqua surtout un superbe De Profundis, chanté à deux voies, qui fit couler bien des larmes, et deux morceaux admirables, La Marche funèbre, de Beethoven, et la Mort, d’As.
A l’issue de la messe, l’assistance se rendit en cortège au monument pour assister à sa bénédiction. M. le curé prononça une vibrante allocution toute pleine de sentiments élevés, rappelant en termes émus, la bravoure, les souffrances des soldats de nos soldats qui ont lutté avec tant d’acharnement pour la défense de leur Patrie, de leurs familles, de leurs foyers et aussi de leur religion.
Une visite aux tombes des quatre militaires dont les restes sont inhumés au cimetière de Flers, termina d’une façon impressionnante la matinée de cette belle fête.
L’après-midi, le cortège se forme à l’extrémité du village, vers Saint-Pol. Un groupe de cavaliers, coquettement parés, ouvre la marche. Puis viennent la fanfare de Rollepôt, les enfants des écoles portant gerbes de fleurs ; les anciens combattants de 1870 ; les anciens combattants de la grande guerre ; Jeanne d’Arc avec ses écuyers et son escorte de cavaliers. Ensuite, traîné par quatre superbes chevaux noirs, s’avance le char des couronnes, semblable à une gigantesque corbeille de fleurs et de couronnes portant, sur l’avant, la France victorieuse accompagnée de deux demoiselles symbolisant l’Agriculture et l’Industrie, sur ses côtés l’Alsace et la Lorraine, sur l’arrière, la France en deuil adoptant ses petits orphelins. Derrière ce char, du plus belle effet, viennent les familles en deuil, les autorités, le public. Le cortège s’ébranle en bon ordre, puis s’arrête face à la Mairie, où doit avoir lieu une imposante cérémonie patriotique.
Mlle de Fresnoye remet à M. le sous-préfet un superbe drapeau, offert par les dames et les demoiselles de Flers à l’Union des Combattants. Les sonneries « Ouvrez le ban » et « Au Drapeau » éclatent. M. le Sous-Préfet remet au porte-drapeau l’emblème de l’association, soulignant ce geste de quelques paroles bien senties et lançant à tous un appel à l’union dans la paix comme dans la guerre.
Une remise d’une médaille militaire à la sœur d’un héros de la grande guerre, est suivie de l’exécution de La Marseillaise, puis le cortège se reforme et reprend sa marche. Tout le long du parcours, de gentilles infirmières quêtent, d’aimables demoiselles épinglent sur chaque poitrine l’insigne surmonté du minuscule ruban tricolore.
C’est aux accents funèbres de la Marche de Chopin, que chacun prend place au pied de la tribune élevée face au monument. Au milieu d’un silence religieux, M. le baron de Fresnoye, maire de Flers, prononce alors, d’une voix émue, le discours ci-après :
« Sous l’impression du recueillement que vient d’accentuer encore un des plus beaux chants funèbres qu’ait enfantés le génie humain, nous sommes amenés devant ce monument que j’ai l’honneur, en ce jour mémorable, de remettre à la population de Flers. La génération d’aujourd’hui et celles qui lui succéderont sauront le garder de toute atteinte et le vénéreront comme on vénère un trophée de gloire, un mausolée de héros et un souvenir impérissable du devoir et du sacrifice.
Je croix être l’interprète de la population de Flers en remerciant tous les assistants, dont plusieurs sont accourus de loin et qui ont tenu à venir rehausser par leur présence la solennité de ce jour.
Je remercie M. le Sous-Préfet,
M. le Conseiller Général, M. le Conseiller d’arrondissement et MM. Les Maires.
Je n’aurais garde d’oublier ceux et celles qui n’ont compté ni avec leur peine
ni avec leur fatigue pour rendre cette fête la plus digne possible des braves
qui ont donné leur vie pour la France.
Aux ouvriers d’art qui ont élevé
ce monument, j’exprime toute ma reconnaissance et en particulier à ce sculpteur
habile qui a su faire parler la pierre.
Vous me permettrez de faire
avec vous le tour de ce monument pour vous dire les enseignements qu’il
contient et vous en rappeler la philosophie.
Sur une des faces sont gravés ces simples mots « la commune de
Flers à ses enfants morts pour la Patrie ». Cette appellation
« enfants » ne montre-t-elle pas à quel point nos cœurs sont
déchirés. Nos enfants ! ceux que nous avons vu naître et grandir, ceux qui
ont été l’objet de toute notre sollicitude et sur lesquels nous fondions tout
notre espoir.
Avez-vous pensé à ce père qui rentre de son labeur quotidien pour
s’asseoir à la table de famille ; une place maintenant est vide, et sur le
mur, il voit le portrait de celui dont il était si fier. Avec la compagne de sa
vie, avec cette femme qui lui a donné ce fils, que de fois ils l’ont contemplé
ensemble, quand il souriait à la vie. Mais maintenant, ils se cachent l’un de
l’autre pour regarder son image, leur cœur a déjà tant de mal à rester ferme.
Là, c’est une veuve restée seule avec le lourd héritage des enfants à
élever ; le dernier, avec l’insouciance de son âge, lève les yeux sur un
portrait et demande à sa mère si c’est papa et s’il va bientôt revenir. Une
larme seule lui répond.
Au-dessus se trouve la palme qu’on offre aux martyrs et aux vainqueurs.
Aux martyrs ! Pourquoi vous redirai-je ce que vous savez
déjà : souffrances endurées, longues attentes, blessures, mort entrevue
cent fois, guerre longue, où les éléments ajoutent à l’épreuve l’hiver avec sa
rigueur impitoyable, ses alternatives de pluie et de glace, l’été avec son
soleil brûlant et ses journées interminables, la fatigue, la soif, la faim,
tout un cortège de misères humaines qui, voulant dompter le soldat français, ne
sont parvenus qu’à le grandir. Nos prisonniers eux-mêmes, malgré leurs
souffrances, ont supporté avec une admiration patience leur longue captivité,
soutenus par l’espoir de voir luire l’aurore de la victoire.
La palme, qui est offerte aux vainqueurs, à ceux dont les souffrances
ne sont pas restées stériles, et qui se sont montrés dignes du passé de notre
histoire.
Sur une autre face, se trouve l’épée. Cette épée que nos ennemis
croyaient rouillée dans sa gaine, la France l’a tirée de son fourreau pour en
faire jaillir des éclairs : épée de la Marne, épée de l’Yser, épée de
Craonne, épée de Verdun. La Marne, cette surprise du vainqueur de la veille,
qui descendait dans nos plaines à l’époque où la moisson mûre faisait de la
campagne un immense champ d’or, vainqueur qui refluait en désordre devant
l’armée de la France.
L’Yser, cette bataille, où quelques poignées d’hommes arrêtaient un
ennemi bien supérieur en nombre ; ces quelques braves, soldats de terre,
soldats de mer, opposant une barrière infranchissable à l’envahisseur.
Verdun, le monde entier retenait son souffle en suivant les
alternatives de cette lutte de géants ; la terre immobile ressemblait,
sous la puissance du canon, à une mer déchaînée ; les soldats français
résistaient à la terrible tempête. Vous citerai-je cette tranchée appelée
« tranchée des baïonnettes », ses défenseurs avaient été ensevelis,
les armes seules émergeaient du sol, elles étaient hautes, comme hauts étaient
leurs cœurs.
Tels leurs ancêtres de la grande armée, ces héros ont défilé sous l’arc
de triomphe, mais dans une pensée de sublime reconnaissance, le pays a voulu
qu’au triomphe des vivants, succède l’éternel triomphe des morts, et cet arc de
gloire est devenu le tombeau du soldat inconnu.
Sur l’autre face, se trouve encore l’épée, l’épée victorieuse qui a
terminé sa tâche, l’épée du droit et de la liberté, l’épée remise au fourreau,
mais qui a conscience de sa force.
Le dernier côté évoque le passé, nous avons trouvé que l’emplacement de
ce tilleul sept fois séculaire serait le mieux choisi, et nous avons voulu
conserver la mémoire de la plaque et de la petite statue trouvée dans son
tronc.
Au-dessus, se trouve la croix qui, elle aussi, a traversé les siècle,
image de toutes les souffrances et de tous les sacrifices, consolation de ceux
qui pleurent, et suprême espérance de ceux qui croient aux splendeurs
éternelles. »
Ce beau discours est suivi de l’émouvant appel de morts qui met des larmes dans bien des yeux. A l’appel de chaque nom, les enfants de l’école déposent une gerbe de fleurs sur le monument. Ils se regroupent bientôt et, sous la direction de leur maître dévoué, M. Labroy, brillamment accompagnés par Mme la Baronne, hymne aux morts pour la patrie.
M. Arthur Hermetz, ancien combattant, prononce, au nom de ses camarades, le discours touchant que nous sommes heureux de reproduire ci-après :
« C’est toujours avec un sentiment de profonde tristesse qu’on s’approche
d’un monument, rappelant tant de pénibles souvenirs, évoquant tant de misères,
tant de deuils ; mais, si les heures que l’on consacre aux héros de la
grande guerre ont leurs douleurs, il faut le dire hautement, elles ont aussi
leurs grandeurs et leur fierté. Pour tous ceux qui, comme nous, ont senti
passer près d’eux, en pleine bataille, a grande aile de la mort, il reste au
fond du cœur, pour les braves qui sont tombés dans la mêlée, un profond
sentiment d’admiration et de respect. Jamais on ne tressera trop de couronnes,
jamais on n’élèvera trop de monuments à ces héros qui ont donné le meilleur de
leur sang.
Le groupe des Combattants de Flers, aurait manqué à tous ses devoirs
si, a l’heure où l’on commémore les braves enfants de la commune tombés, trop
nombreux hélas ! il n’était venu apporter sa collaboration et jeter les
fleurs du souvenir sur ce monument de gloire.
Tous, Mesdames et Messieurs, nous devons nous incliner bien bas devant
cette pierre où, chaque nom gravé, représente des années de sacrifices et
d’honneur pour Fleur ;
inclinez-vous, mères en deuil, épouses éplorées, vous trouverez dans ce
monument, fait de la grandeur de vos enfants et de vos époux, le courage
nécessaire aux grandes épreuves et vous y puiserez le soulagement de votre
douleur.
Inclinez-vous, leurs compagnons d’armes, que la mort a épargnés, mais
qui avez été les témoins de leurs souffrances physiques et morales, de leur
vaillance et, de leur abnégation ; inclinez-vous tous citoyens, et dites-vous que si la France épuisée reprendra
bientôt son rang à la tête des nations, c’est grâce à ces braves que nous
commémorons aujourd’hui.
Inclinez-vous enfin, vous, les petits, et plus tard, lorsque vous serez
devenus de grands et forts, inculquez à ceux qui vous suivront le souvenir de
vos pères, les Poilus de la Grande Guerre.
Braves enfants de Flers, vous, dont l’image est encore présente à nos
yeux, le groupe des combattants, en déposant cette palme du souvenir sur votre
monument, vous adresse une pensée faire de fierté, de tristesse, mais aussi
d’admiration.
Héros ! notre souvenir est immortel. »
M. Dupire, conseiller général, salue la mémoire des héros tombés au champ d’honneur, rappelle le sacrifice de ceux qui ne sont plus et montre la leçon qui se dégage de cette imposante manifestation patriotique.
M. le sous-préfet apporte le témoignage officiel de la reconnaissance du Gouvernement. Il insiste surtout sur l’union, l’appui mutuel qui doivent prolonger la fraternité d’armes du champ de bataille et que nous morts nous demandent de garder pour que leur sacrifice ne soit pas inutile.
M. Willerval de Séricourt, conseiller d’arrondissement, prend enfin la parole pour adresser à tous des remerciements.
Alternant à ces discours, ce sont des morceaux de musique artistiquement exécutés par la Fanfare de Rollepot et un chœur de circonstance. A nos héros, interprété avec âme, par quelques enfants, et dévouée musicienne qu’est Mme la Baronne de Fresnoye.
Groupés pour l’apothéose autour du char et du monument, enfants de l’école et musique exécutent enfin, avec beaucoup de brio et d’entente, La Marseillaise.
Le char est alors dépouillé de ses gerbes et couronnes qui vont recouvrir en totalité le piédestal du superbe monument.
Puis, lentement, après avoir jeté un dernier regard sur ces noms dorés de gloire, les assistants s’éloignent, emportant au fond du cœur un souvenir inoubliable de cette simple, mais noble et émouvante manifestation patriotique.
Nous ne pouvons terminer ce compte rendu sans adresser aux organisateurs de cette journée et à tous ceux qui, d’une manière quelconque, y ont prêté leurs concours, nos plus sincères félicitations.
(article paru dans L’Abeille de la Ternoise, du 30 octobre 1921)