La tardive rencontre
par Georges Letervanic (écrit en 1912)
Et la revanche
doit venir, lente peut-être,
mais en tout cas fatale et
terrible à coup sûr. (Paul DEROULEDE)
I
Tristan,
mon fidèle et dévoué mécano, avait décidé de passer la nuit au hangar
afin de terminer une réparation qu’il disait devenue urgente à
l’embrayage de l’hélice. Le soir tombé, je le laissai seul à soigner le
grand oiseau qu’il affectionnait autant que moi, et je m’en
fus rejoindre des amis qui m’avaient gracieusement invité à
dîner.
Presque tout le temps du repas, nous causâmes d’aviation.
C’était un sujet qui nous intéressait particulièrement tous trois, le
lieutenant Joniel et moi, fervents aviateurs et Robert Sarny,
peut-être plus « emballé » encore, quoique ne possédant pas
d’appareil. Il était bien rare d’ailleurs qu’il ne nous accompagnât
point quand nous randonnions par la campagne...
Mais au lieu de
suivre un point de technique et de le discuter selon notre habitude, la
conversation s’égara sur une question que nous n’avions nullement
envisagée jusqu'à présent, mais que l’uniforme de Joniel devait
provoquer l’une ou l’autre fois. Pourquoi fallut-il que ce fût ce
soir-là, alors que se jouait auprès de nous une partie aussi
importante, et que nous ne pouvions soupçonner ?
Pourquoi, durant
trois heures échangeâmes-nous nos idées sur le rôle des aéroplanes en
temps de guerre, alors que nous nous sentions dans une aussi parfaite
sécurité, et que réellement jamais plus terrible danger ne nous avait
menacés ?
II
Il y avait très peu de temps encore que
l’aérodrome de Baudimont était créé, et déjà Arras se classait parmi
les places fortes de l’aviation militaire. Les aviateurs civils avaient
néanmoins la facilité d’installer leurs hangars dans une partie
adjacente du terre-plein. C’était là que reposait le cher oiseau malade
que soignait Tristan.
Je pensais souvent à lui pendant que se
prolongeait notre intéressante veillée. Et quand nous nous quittâmes,
vers onze heures, je ne pus résister à la tentation d’aller reconnaître
l’état des réparations. Je partis en compagnie de Robert qui m’offrait
sa 60 chevaux, tandis que Joniel rentrait chez lui.
Le travail
était presque terminé. Tristan donnait un dernier tour de clef aux
écrous qu’il avait dû déboulonner. Tout à coup Robert, qui était sorti
du hangar, nous appela pour nous montrer un rayon lumineux qui, du
ciel, semblait fouiller la ville à la manière d’un projecteur.
Mon premier instinct fut d’éteindre les phares de l’auto et d’arrêter le moteur, ce qui causa un accès d’hilarité à Tristan.
- Vous agissez en contrebandier traqué, patron, déclara-t-il.
Je
ne relevai pas la plaisanterie. Notre conversation du dîner me revenait
subitement à l’esprit et j’étais pris d’une indicible émotion.
- C’est étrange, balbutia Robert, auquel je n’osai faire part de ma troublante pensée.
- Si ça vous intrigue tant que cela, reprit Tristan, allez y voir !
Allez voir !...
Oui, j’étais anxieux de connaître l’énigme du rayon lumineux. Il faisait calme, mais la nuit était bien sombre.
- Patron ! Ecoutez ! On dirait qu’une hélice ronfle là-haut.
En
effet, le bourdonnement bien connu d’une hélice nous parvenait.
Etait-ce un aéroplane ? Cependant le centre du rayon était trop stable
pour qu’il vint d’un « plus lourd » évoluant. Ce ne pouvait être qu’un
dirigeable. Mais quel était l’original qui s’amusait ainsi nuitamment ?
Le lion du Beffroi s’illumina tout à coup, puis rentra dans l’ombre. Ma résolution était prise.
Nous
sortîmes le monoplan sur la pelouse et je donnai à Tristan mes
instructions pour l’atterrissage. J’emportais l’un des phares de l’auto
et lui laissait l’autre dont il ne démasquerait la lumière que lorsque
nous lui ferions signe par trois obturations successives d’un feu
projeté à terre.
Robert tenant notre phare également masqué, nous
nous élevâmes dans la direction opposée, quittes à virer quand nous
aurions atteint une cinquantaine de mètres : cela dans le but d’éviter
de donner tête baissée sur l’engin inconnu, en observation à une
hauteur impossible à évaluer.
Durant un temps, qui nous parut
extrêmement long, nous montâmes en spirale, tournant dans un rayon d’au
moins deux kilomètres et n’osant approcher davantage le jet lumineux
qui toujours jaillissait de plus haut. Nous pensâmes un moment que
l’engin mystérieux reprenait de l’altitude. Mais d’un regard jeté en
bas, nous vîmes que le halo du projecteur avait toujours la même
intensité. Pour comble de déveine, le baromètre manquait à bord... Et
nous montions sans cesse. Le moteur marchait à merveille et je me
félicitais d’avoir posé quelques jours auparavant un silencieux qui
annihilait la pétarade de mes huit cylindres. Nous pourrions ainsi nous
avancer de très près sans éveiller l’attention de l’inconnu : car je
comptais bien que le bruit de son ou ses hélices couvrirait celui de la
mienne.
Soudain le rayon disparut au-dessus de nous. Nous montâmes
encore durant quelques instants, et ralentissant le moteur, nous nous
approchâmes. La forme allongée du fuselage se précisa peu à peu dans
l’opacité de la nuit. Je ralentis encore ma vitesse ; nous étions à
peine à cent mètres du dirigeable.
Alors, par une imprudence que
nous faillîmes payer de notre vie, je commandai à Robert de découvrir
le phare. L’énorme cigare fut baigné de lumière et nous pûmes lire à
l’arrière, ce nom qui nous glaça d’épouvante : Parseval XXII !...
Robert avait immédiatement détourné son phare et, donnant
l’extrême avance au moteur je m’étais empressé de fuir. Cette
spontanéité fut notre salut, car aussitôt deux coups de feu retentirent
et nous entendîmes les balles siffler à peu de distance. Notre descente
s’effectua avec rapidité pendant que le projecteur, dont nous nous
efforcions d’éviter les rayons, fouillait les nues pour nous découvrir.
Au moment d’atterrir, Robert exécuta le signal convenu et nous
eûmes la satisfaction d’apercevoir celui de Tristan qui, de son poste
d’observation avait presque tout deviné.
III
- Ne juges-tu pas utile d’informer Joniel de ce qui se passe ? me demanda Robert encore émotionné.
-
Très utile, répondis-je. File chez lui en auto. Il viendra, j’en ai la
certitude. Pendant ton absence, nous ferons le plein d’essence afin
d’être prêts, s’il lui prend la fantaisie de tenter une nouvelle
reconnaissance.
Il partit... Et nous avions à peine exécuté notre tâche, malgré toute la diligence apportée, qu’il était de retour.
- Que me contez-vous là ? questionna Joniel, un Parseval ici ? Je ne puis que lui confirmer les explications de Robert.
- Bien ! Il faut agir... Je sors mon oiseau. Viens avec moi, Samy.
Ils franchirent le cordon des sentinelles et peu après le Blériot du lieutenant se posait auprès du mien.
-
Voici, dicta Joniel, sans quitter son siège : je pars avec Samy à la
poursuite de l’espion qui, selon moi, a quitté ces parages, mais qu’il
faut retrouver. Prends les phares et ce jeu de verres de couleur qui te
serviront à me répondre, car tu es de l’expédition... Allons !... Et,
jusqu'à nouvel ordre, suis à une centaine de mètres en te ralliant à
mon falot de l’arrière.
Nous partîmes sans autres instructions.
Quelles instructions, du reste voulez-vous que nous nous soyons données
; nous ignorions tout, ou presque, de l’ennemi !... Tristan avait pris
le volant et je m’occupais de disposer les phares, naturellement
voilés, en vue des signaux à échanger.
Où allions-nous ? Je n’en
savais rien. Quel était le plan de Joniel ? Je ne cherchais pas à
l’élucider. Tristan suivait fidèlement le lumignon à peine visible
pendant que je tentais de sonder l’obscurité qui me semblait de plus en
plus opaque.
Nous errâmes ainsi durant dix bonnes minutes, changeant d’altitude à tout instant.
Enfin
le projecteur de Joniel lança un feu rouge coupé d’une flèche blanche
que surmontait le chiffre 3 ; puis un autre feu violet dans lequel se
découpait un R majuscule et noire. Ce qui se traduisait : Prends trois
cents mètres à gauche et réponds.
Sur mes instructions, Tristan exécuta le mouvement, et je dévoilai à mon tour un feu violet.
Le
signal était à peine échangé qu’un rayon lumineux d’une force
extraordinaire s’abattait sur notre oiseau... Le dirigeable fantôme
était toujours là !
- A toute vitesse, Tristan, m’écriais-je ; force, force... il faut échapper !
Mais le rayon ne nous quittait pas et nous dûmes essuyer la décharge ininterrompue d’une mitrailleuse...
Comment
échappâmes-nous à la mort sous cette grêle de balles qui frappaient
l’aéroplane ? Mystère !... Je m’étais allongé dans le fuselage
heureusement blindé d’une carrosserie de « raeserbium ». Tristan, lui,
occupait toujours son siège, mais courbé en deux et presque
complètement rentré dans l’appareil.
Puis, nous nous trouvâmes de
nouveau dans l’obscurité. Nous étions hors de la portée des balles,
mais nous n’échappions au danger que pour tomber dans un autre aussi
terrible ; le réservoir traversé d’une balle perdait son essence, le
moteur ralentissait, haletait. Le temps de manier le levier du
parachute et nous atterrissions brusquement dans un enclos, brisant
l’extrémité d’une aile contre un arbre...
IV
Combien de
fois, depuis cette mémorable nuit, me suis-je rappelé les deux vers du
grand patriote, qui me vinrent à l’esprit, alors que, considérant notre
oiseau blessé, nous nous trouvions réduits à l’inaction :
« Et la revanche doit venir, lente peut-être,
Mais en tout cas fatale et terrible à coup sûr ! »
J’envisageais
la guerre, inévitable après cette découverte flagrante d’espionnage.
Joniel ferait son rapport. La fusillade dont nous avions été le but
aggraverait encore les choses... La guerre ! c’était la guerre à brève
échéance ! Et si j’avais pu connaître à cette heure le résultat de la
reconnaissance du lieutenant, mon idée n’aurait fait que s’implanter
davantage en moi.
Mais je ne devais revoir mes amis que quatre jours plus tard. Et déjà le sort en était jeté.
V
A
présent que la paix laisse filtrer un rayon de son soleil sur la France
qui se calme, il m’arrive de revivre ces angoissantes heures...
Ce
fut la déclaration de guerre subite, inattendue ; les foules
oppressées, émues, énervées de la mobilisation. Je vois encore le 33ème
d’infanterie défiler sous mes yeux au rythme du chant du Départ. Je les
dévisageais rapidement ces petits soldats qui s’en allaient l’arme à
l’épaule, le sac au dos. Et je comptais leurs rangs serrés où la mort
implacable était prête à faucher...
Les voici revenus... Combien sont-ils encore hélas !
Et dire que l’acharnement sauvage de l’un comme de l’autre des belligérants ne s’est apaisé que devant leur complet épuisement !
La voilà bien la guerre moderne !... Elle devait venir
"lente peut-être
Mais en tout cas fatale et terrible à coup sûr !"
Pour citer cet article :
"La tardive rencontre, par Georges Letervanic", texte écrit en 1912, et mis en ligne le 4 novembre 2009 sur le site
internet "Mémorial du Ternois" (http://memorialduternois.free.fr)
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