Les rapports entre histoire et littérature sont complexes, parfois contradictoires. Comment lier histoire et littérature ? La première étape consiste à bien définir les termes en présence. Ainsi, l’histoire peut être considérée comme une science humaine dont l’objet est l’étude du passé tandis que la littérature livre les écrits relevant d’une culture, d’une époque, d’un genre. Dès lors, il semble possible de créer un lien entre ces deux disciplines, que tout sépare à l’origine : tendre à la véracité des faits face à une histoire romancée. De nombreux historiens, hommes de lettres et philosophes pensent que le matériau littéraire peut servir de source documentaire au même titre que tout autre document historique. D’abord, en toute logique, pourquoi ne pas se fier aux écrits des littéraires ? La littérature ne serait-elle pas tout simplement une source documentaire encore oubliée à ce jour (1).
Pour Saint-Pol, et le Ternois, parmi les auteurs aux écrits littéraires les plus nombreux, Edmond Edmont, Alfred Demont, Jules Garçon et Clovis Grimbert ne peuvent-ils pas être considérés comme des observateurs sociaux puisqu’ils observent attentivement tout ce qui se passe dans la société de leur temps, celle qualifiée communément de « Belle Epoque ».
Dans un hommage rendu à la mémoire d’Edmond Edmont, M. Tierny relate que « Le lundi, jour de marché à Saint-Pol, les mains dans les poches, la tête un peu enfoncé dans les épaules, le regard comme perdu, Edmond Edmont semblait absorbé dans des réflexions profondes : il se documentait tout simplement, dans les rues que remplissait la foule. Son oreille exercée notait telle ou telle intonation spéciale à tel canton du Ternois, sans compter les histoires drôles, les dialogues animés révélateurs de la tournure d’esprit des interlocuteurs. On peut avancer que dans tous les contes, chroniquettes et par chi par lo, véritables scènes vécues, on ne trouvera pas un mot qui ne soit sorti d’une bouche paysanne, pas une idée qu’un paysan n’ait pu concevoir, pas une pensée qu’il n’ait pu exprimer. L’œuvre d’Edmond Edmont est conçue comme une véritable anthologie dans laquelle il a fait entrer les mots, les usages, les superstitions plus ou moins courantes. Elle donne une reproduction vraie d’un sujet drôle. »
Son cousin, Alfred Demont, adopte à peu près la même démarche. Il puise dès le début son inspiration à une double source : d’une part, il plait à mettre en relief l’histoire à la main, les traits moraux traditionnels et constitutifs de l’habitant du Ternois ; d’un autre côté, pour intéresser à ces reconstructions du passé un plus grand nombre de ses concitoyens, il n’hésite pas à employer, soit en prose, soit en vers, le patois de ses ancêtres, et contribuer d’une certaine façon à la résurrection et au maintien de l’esprit ancien. Dans ses récits, ses héros sont des gens du peuple qui parlent comme ils pensent : ce sont des braves gens qui ont du bon sens et une certaine philosophie pratique qui leur fait prendre toutes choses par le bon côté.
Jules Garçon consacre son temps libre à lire les grands écrivains, à s’exercer à l’écriture de poésies, à découvrir le passé de sa cité natale et de ses environs. Le travail aux champs, le monde paysan et le thème de la campagne ont inspiré dans ses compositions, que ce soit sous une forme poétique ou en prose. Il se révèle poète de terroir et régionaliste fervent.
Ainsi, leurs écrits s’appuient dans les réalités de leur temps. Ils ont chacun leur propre vision de la société dans laquelle ils évoluent pas tout ce qu’ils disent ne provient pas uniquement de leur imagination.
Plusieurs thèmes transversaux et relatifs aux grandes problématiques de cette époque se retrouvent sous la plume de nos auteurs saint-polois. Exode rural, apparition de la figure du mineur, le développement des loisirs (bains de mer), mais aussi la crainte d’un conflit qui est considéré comme inéluctable.
Ce "thème de "La
guerre dans les esprits" développé par des auteurs ternésiens de la
Belle Epoque" guide cette rubrique "Ecrits d'avant guerre".
En effet, sous la plume de nos auteurs, se perçoit la crainte d’un éventuel conflit avec l’Allemagne dès 1910, et les premières tensions internationales tel le coup d’Agadir.
Cette crise marocaine relance la question du service militaire : les trois ans sont votés en août 1913.
Dans La Vie Arrageoise du 23 mars 1913, Alfred Demont compose un poème en patois « A propos du service de 3 ans » :
On vo r’faire à cop seur troès
ans.
Ch’est un molé pus long, probape
;
…
Ch’est pour avoir mieux
l’espérance
Qu’on laich’ ro l’monte in paix
par chi
…
On vo r’faire à cop seur troès
ans.
Cha l’zé calm’ro, s’z All’mands,
probape !
Lire en intégralité : "A propos du service de 3 ans", par Alfred Demont
Le journal, La Vie arrageoise du 8 octobre 1911 publie « Aux Petits Soldats de France », de Clovis Grimbert : « Quelles sont les impressions du bleu qui s’en va, du soldat qu’on libère, enfin trite éventualité, du libéré rappelé à la frontière par le son du canon d’alarme ? Clovis Grimbert a trouvé des strophes vibrantes pour dépeindre ces trois phrases, l’appel des conscrits et les conflits du jour, sont toutes d’actualité. »
On mobilise !
I
Mais, hélas ! le ciel est gros
de nuages,
On entend au loin la voix du
kaiser ;
C’est la grosse voix des sombres
présages,
L’éclaire fulgurant précédant
l’orage :
Adieux, ma payse, un dernier
baiser !
II
Ce soir, pense à moi, pour une
prière
Chasse le chagrin qui passe en
tes yeux ;
J’ai fait mes deux ans, mais la
grande Mère
Me rappelle encore sous sa
bannière.
Sois forte, ma mie, et sèche tes
yeux !
III
Entends-tu ce chant de la
Marseillaise,
C’est celui qui mène au-delà du
Rhin !
C’est le cri que jette dans la
fournaise,
Le petit soldat. Allons, sois
française,
La voix du devoir nous conduit
au Rhin.
Lire en intégralité : "Aux petits soldats de la France", par Clovis Grimbert
La même année, Jules Garçon
compose une nouvelle « La Tardive rencontre » qui, sous forme de fiction,
relate un espionnage allemand dans un entrepôt d’avions français :
"J’envisageais
la guerre, inévitable après cette découverte flagrante d’espionnage. Joniel
ferait son rapport. La fusillade dont nous avions été le but aggraverait encore
les choses... La guerre ! c’était la guerre à brève échéance ! Et si j’avais pu
connaître à cette heure le résultat de la reconnaissance du lieutenant, mon
idée n’aurait fait que s’implanter davantage en moi.
Mais
je ne devais revoir mes amis que quatre jours plus tard. Et déjà le sort en
était jeté.
A
présent que la paix laisse filtrer un rayon de son soleil sur la France qui se
calme, il m’arrive de revivre ces angoissantes heures...
Ce
fut la déclaration de guerre subite, inattendue ; les foules oppressées, émues,
énervées de la mobilisation. Je vois encore le 33ème d’infanterie défiler sous
mes yeux au rythme du chant du Départ. Je les dévisageais rapidement ces petits
soldats qui s’en allaient l’arme à l’épaule, le sac au dos. Et je comptais
leurs rangs serrés où la mort implacable était prête à faucher...
Les
voici revenus... Combien sont-ils encore hélas !
Et
dire que l’acharnement sauvage de l’un comme de l’autre des belligérants ne
s’est apaisé que devant leur complet épuisement !
La
voilà bien la guerre moderne !..."
Lire en intégralité : "La tardive rencontre", par Georges Letervanic
En mars 1914, soit 5 mois avant la déclaration de la guerre, Jules Garçon achève une pièce de théâtre, Quand la Poudre parle, dont le sujet est « L'antimilitarisme, - l'ignorance de la patrie, la haine de la patrie, - né dans un coeur de vingt ans, par suite d'une mauvaise fréquentation, d'idées faussées, se transforme quand la poudre parle, - quand le vent de guerre souffle, quand les fusils partent, alors que se montre à la frontière la pointe d'un casque ennemi. Et celui qui avait, en un jour d'ivresse, chanté l'Internationale et porté le drapeau rouge saura, comme il le doit, faire le coup de feu dans les tranchées, et s'il le faut, verser son sang pour l'honneur du drapeau tricolore, pour l'honneur de la Patrie qu'il ne connaissait pas ou qu'il connaissait mal, - la Patrie qu'il a blasphêmée. »
(1) Pour plus de renseignements sur le thème du
rapport entre l'histoire et la littérature, il est possible de lire
l'intégralité du mémoire de maîtrise intitulé "Le Père Goriot et
l'histoire" à l'adresse suivante : http://membres.multimania.fr/goriot/
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