La quête du corps d'un disparu de la Grande Guerre

à travers la pièce "Où est-il ?" de César Bernard


La Première guerre mondiale modifia profondément la perception de la mort, et par delà, les méthodes d’inhumation. La mort en masse eut d’importantes conséquences parmi les sociétés d’après guerre, dans des communautés marquées par le deuil. L’attachement au corps et le culte du tombeau font que dès le décès connu, les familles endeuillées accomplirent des démarches pour retrouver la dépouille du défunt.


article écrit par Paul-André Trollé, en novembre 2010


Le rapatriement du corps permettait à la famille de rendre au mort les honneurs qu’il n’avait pu recevoir, lui dire un dernier adieu et ainsi, d’achever son travail de deuil.
Mais qu’en était-il de celles qui n’avaient pas la chance de retrouver le corps de leur défunt ?
La littérature ternésienne s'empara de ce douloureux sujet, par la voix de César Bernard, député de l’arrondissement de Saint-Pol de 1919 à 1928.
Cet instituteur de profession composa une courte pièce de théâtre, intitulée « Où est-il ? », relatant la recherche par deux orphelins de la grande Guerre, Mirette-Bleue et son frère petit-Homme, de la tombe de leur père mort pour la France.
Cette pièce fut représentée pour la première fois au théâtre Fémina, le 17 novembre 1923 au gala des enfants prodiges, puis fut interprétée par les pupilles de la coopérative de Frévent. La Revue des éducateurs, Les Primaires, la publia en 1927.

S'ensuit l’intégralité de cette pièce, ainsi qu'un article paru dans le journal Le Travailleur d'Artois en 1928  :

OU EST-IL ? par César BERNARD
Personnages :
MIRETTE BLEUE, 12 ans.
PETIT HOMME, 13 ans, frère de Mirette.
PAIPEUR, 14 ans.
CHOCOLETTE, 13 ans, 2 galopins du Front.

La scène se passe dans les ruines d'un village du Front d'Artois. Dans le fond, un baraquement au milieu d'un jardin avec clôture barbelée.

SCÈNE I. — PAIPEUR, CHOCOLETTE

(Ils paraissent par le fond gauche et descendent en scène. Palpeur, tête nue, est en drap d'Anglais : un uniforme ajusté à sa taille. Malgré cela, il s'y perd encore. Il a une balafre à la joue et il lui manque quatre doigts à la main droite. Il porte un sac sur l'épaule, bien garni. Chocolette est en simple culotte et en chemise, manches retroussées.)

CHOCOLETTE : (frappant d'une baguette sur le sac)
— A loques à z'os !
PAIPEUR (scandalisé)
— Chocolette !..
CHOCOLETTE :
— Marchand de loques !
PAIPEUR
— Je n'aime pas la plaisanterie
CHOCOLETTE
— A loques à z'os !
PAIPEUR
— Je ne suis pas un marchand de loques
CHOCOLETTE
— Alors ça ?
PAIPEUR :
— Ça ?
CHOCOLETTE :
— Dans ton sac ?
PAIPEUR :
— C'est des « souvenirs. » Et moi je suis un boy pour conduire les Anglais visiter les bons endroits du Front.
CHOCOLETTE :
— Des souvenirs ?
PAIPEUR :
— Oui, des souvenirs en réserve. Un casque boche, une tête d'obus, une gamelle, une poignée de baïonnette (il les tire tour à tour de son sac et les jette sur le sol.)
CHOCOLETTE (dédaigneux)
— Ça ne vaut pas quatre sous.
PAIPEUR :
— Peut-être.
CHOCOLETTE :
— Pas même zéro sou.
PAIPEUR :
— Pour un zéro comme toi, oui ; mais pas pour un boy de métier. Demain, la gamelle vaudra cent sous, et le casque cent sous, et la tête d'obus cent sous... (d'un ton qui n'admet pas de réplique). Je le sais.
CHOCOLETTE. (sortant un couteau de sa poche) :
— Et ce couteau ?
PAIPEUR :
— Quel couteau ?
CHOCOLETTE :
— Un « souvenir » du poilu de notre jardin, qu'on a déterré il y a trois mois. Vois la lame est toute rongée de rouille. Combien qu'il vaudra ?
PAIPEUR :
— Ça dépend... Rien dans ta poche, dans la mienne cent sous. Mais oui. La manière de présenter la trouvaille et d'aguicher le client, tout est là. Je vais mettre tout cela à des places que je connais, au Fortin Miroux, à la côte 70, à la sape Camus. Et puis, quand je passerai par là suivi d'Anglais...
CHOCOLETTE :
— Ou de Français...
PAIPEUR :
— C'est pareil. Je ferai semblant de gratter dans un trou du fortin, avec mon bâton, et je ramènerai
ma tête d'obus.
CHOCOLETTE :
— « Donnez, souvenir », dira l'anglais.
PAIPEUR :
— « Fais voir ton bibelot, » dira le Français.
CHOCOLETTE :
— « Beaucoup de torpilles, ici ? »
PAIPEUR :
— « Yes ! ! »
CHOCOLETTE :
— Splendide Secteur ! »
PAIPEUR
— « Hein, il a dû en dégringoler, des marmites ?
CHOCOLETTE :
— Un peu.
PAIPEUR :
— « Fameux coin ! »
CHOCOLETTE :
— « Beaucoup de morts britanniques, ici ?
PAIPEUR :
— « Yes ! »
CHOCOLETTE :
— « Splendide Secteur ! Splendide Secteur !»
PAIPEUR :
— On dit que nos poilus se sont sacrifiés sans compter ? »
CHOCOLETTE :
— Oui par milliers.
PAIPEUR :
— « Fameux coin ! Fameux coin ! »
CHOCOLETTE :
— « Très captivant ! Très captivant ! »
PAIPEUR :
— « Ah ! Vivre enfin par la pensée ces heures inoubliables de la fameuse épopée.
CHOCOLETTE :
— Et vas-y donc! C'est pas toi le mutilé du splendide secteur.
PAIPEUR :
— Ni toi, le disparu du fameux coin.
CHOCOLETTE : (ironique)
— « Donnez, souvenir !... Fais voir ton bibelot. »
PAIPEUR :
— Mais je l'aurai garé dans ma poche avant qu'il ne mette la main dessus. La ballade terminée, au retour, il me dira : — Cent sous ? — Quoi ? — La tête d'obus ? Yes...
Et la gamelle aura son tour.. et le reste... Tu viens ?
CHOCOLETTE :
— Non je rentre dans mon baraquement (il se dirige vers son baraquement).
PAIPEUR :
— Avec moi, poser mes surprises ?
CHOCOLETTE : (déjà dans le jardin)
— Je n'ai pas le temps.
PAIPEUR (seul)
— Je vais faire ma tournée de père Noël (il ramasse les objets et les examine avec attention)... Un casque qui n'a pas de bosse, ça n'a pas de valeur. Là un éclat d'obus... deux éclats... (il frappe sur le casque avec une pierre à tour de bras). Il vaut maintenant quatre fois cent sous, (il s'assied près de son sac). Voyons, je vais d'abord passer par la côte 70, puis...
(Mirette Bleue et Petit Homme entrent en scène par la droite).

SCÈNE II — Mirette Bleue, Petit Homme, Paipeur

Mirette Bleue porte à la main trois tiges de lierre nouées.
Petit Homme porte lui aussi à la main trois tiges de lierre nouées.
Ils ont tous deux des vêtements noirs.
Ils sont arrêtés à la clôture barbelée du jardin de Chocolette.
Haussés sur le bout de leurs pieds, les mains accrochées au fil de fer, ils fixent le même point devant eux.

PETIT HOMME :
— Il n'y est plus.
MIRETTE BLEUE :
— As-tu pris la bonne route, Petit Homme ?
PETIT HOMME :
— Il n'y est plus. La croix est enlevée. C'est un jardin maintenant, avec ses fils de fer barbelés tout autour, et sa maison de planches, là-bas.
MIRETTE BLEUE :
— C’est bien ici ?
PETIT HOMME :
— Oui. Il y a un an, quand nous sommes venus maman et moi, c'était plein de trous, avec de grandes herbes. Nous avons écarté les tiges… elles tremblaient. Nous avons vu la croix, nous avons lu son nom. Maman n'a plus bougé de la tombe; elle n'a pas pleuré. Longtemps après nous sommes partis, les grands yeux de maman étaient dans deux cercles noirs profonds. J'ai buté contre un obus, il n'a pas éclaté.
MIRETTE BLEUE :
— Mon papa !
PETIT HOMME :
— Maintenant, c'est un jardin, comme… beaucoup de jardins par ici, sans fleurs.
MIRETTE BLEUE :
— Tu ne t'es pas trompé ?
PETIT HOMME :
— Non. Le fortin près du bois, la borne là, et lui, à vingt pas de la borne, dans la direction du tronc d'arbre déchiqueté.
MIRETTE BLEUE :
— Au carré de fraisiers ?
PETIT HOMME :
— Oui.
MIRETTE BLEUE : (avec ferveur) :
— Il est là.
PETIT HOMME (désespéré) :
— Non, il n'y est plus.
MIRETTE BLEUE (sans entendre Petit Homme).
— Il est là.
PETIT HOMME (poursuivant son désespoir) :
— La croix est enlevée.
MIRETTE BLEUE :
— Mon papa !... C'est ta Mirette Bleue.
PETIT HOMME :
—... Et lui ?...
MIRETTE BLEUE :
— Tu es là, mon papa !
PETIT HOMME :
— Où l'ont-ils transporté ?
MIRETTE BLEUE :
— On va demander la permission d'entrer aux gens de la maison de planches.
PETIT HOMME :
— On ne cultive pas sur les tombes.
MIRETTE BLEUE : (la main droite levée en geste d'offrande)
— J'ai trois branches de lierre nouées pour ta petite place. Petit Homme a trois branches de lierre aussi.
PETIT HOMME :
— Oui, mais où es-tu mon papa ?
MIRETTE BLEUE :
— Maman n'a pas pu venir ; elle tousse.
PETIT HOMME :
— Elle nous a envoyés...
PAIPEUR :...
— Oui, et je terminerai par le fortin Miroux (il se lève, aperçoit Petit Homme et Mirette Bleue). Tiens, des sinistrés qui rentrent... Vous êtes de retour les enfants ?
MIRETTE BLEUE et PETIT HOMME : (signe de tête)
— Non...
PAIPEUR :
— En visite, alors, chez un parent ?Un ami ?...
PETIT HOMME :
— Non.
PAIPEUR :
— Des touristes ?... Veine ! Paipeur va vous conduire, je connais tous les endroits du Front ; les tranchées, les boyaux, les entonnoirs, les galeries. C'est mon domaine. Àh ! je l'ai battu et rebattu, durant sept ans... Tenez, je ferme les yeux, et je le vois. Je vendais des « English Paper » j'allais du bistrot de l'arrière à la tranchée de première ligne, Et j'avais, un fameux coup de gosier : « Ghish Paipeur » ! Vous venez ?
PETIT HOMME :
— Non, nous sommes arrivés.
MIRETTE BLEUE :
— Nous voudrions entrer.
PETIT HOMME :
— Dans le jardin de la maison de planches.
PAIPEUR :
— Tu connais Chocolette ? C'est le baraquement à Chocolette (il appelle) Hé ! Chocolette I
CHOCOLETTE : (de l'intérieur du baraquement)
— J'ai pas le temps.
PÀIPEUR :
— C'est des copains !
CHOCOLETTE :
— J'ai pas le temps, que je te dis.
PÀIPEUR:
— Il n'a jamais le temps, mais il viendra tout de même.
CHOCOLETTE :
— Je fais du « Kapoc »
PÀIPEUR :
— Du « Kapoc ». C'est du duvet de roseaux. On s'en fourre jusque là ; plein les matelas et les oreillers. Un bon type, Chocolette, Il vendait des gaufres aux Anglais, lui, et du chocolat. — « Chocolette, Sir ?... Ohish Paper ? » Et nous passions à travers les policemen. A ce métier là, il y avait quelque risque, un obus par ci, une marmite par là. Une fois, un éclat me coupa la joue, une praline se logea dans le genou à Chocolette. Depuis lors, j'ai toujours le sourire, et Chocolette, le pas sautillant.
CHOCOLETTE (toujours de l'intérieur)
— J'ai encore trois tiges à gratter et j'arrive.
PÀIPEUR:
— Dépêche toi, c'est deux petits qui te cherchent.
CHOCOLETTE :
— Je les connais ?
PÀIPEUR :
— Oui.
PETIT HOMME :
— Mais non.
PÀIPEUR :
— Tais toi, c'est pour qu'il vienne plus vite.
CHOCOLETTE :
— Et puis, j'ai mes briques à décrotter...
PÀIPEUR :
— Je te donnerai un coup de main.
CHOCOLETTE :
— Mon bois à scier... (il paraît à la porte de son baraquement)
PÀIPEUR :
— Ouvre ta barrière.

SCÈNE III. — Mirette Bleue Petit Homme, Paipeur, Chocolette

CHOCOLETTE (à M. B. et P. H.)
— C'est vous ?... (à Pàipeur)
— Je ne les connais pas, tu sais.
PETIT HOMME (à Chocolette)
— Tu veux bien ?
MIRETTE BLEUE :
— Vous voulez ?
CHOCOLETTE :
— Quoi ?
MIRETTE BLEUE :
— Que j'entre... ?
PETIT HOMME :
— Dans ton jardin ?
CHOCOLETTE :
— T'as laissé envoler quelque chose en passant.
PAIPEUR :
— Tu peux le dire, ça nous arrive aussi.
CHOCOLETTE :
— On lance sa guise quelquefois, d'un bon coup de batte, dans les jardins.
PAIPEUR :
— Et on va la reprendre, sans plus.
PETIT HOMME :
— Nous n'avons rien d'envolé dans ton jardin.
CHOCOLETTE :
— Tu voudrais peut-être un souvenir ?
PETIT HOMME :
— Passer près du parc de fraisiers.
MIRETTE BLEUE :
— Nous nous y arrêterons.
PETIT HOMME :
— Et nous repartirons.
CHOCOLETTE :
— Et je te donnerai, à toi, la petite fille aux yeux bleus, la plus belle fraise.
MIRETTE BLEUE :
— Oh ! Non, non, non !
CHOCOLETTE :
— La première de la saison.
MIRETTE BLEUE :
— Je n'en veux pas ! Je n'en veux pas !
CHOCOLETTE :
— C'est de bon coeur, pourtant. Entrez.
PAIPEUR :
— Vous allez voir. C'est le plus beau du village, le jardin à Chocolette.
CHOCOLETTE :
— Oui, mais quel mal il nous a donné, au père à la mère, à toute la famille, pour le remettre d'aplomb. « Il était zig zag » (1) dans tous les sens.  
(1) Expression de soldat anglais voulant dire : « il était ivre ».
PAIPEUR :
— Rébarbatif, avec ses ronces et ses piques.
CHOCOLETTE :
— Et sournois... (à P. H.)
— Tu prends tes précautions d'abord...
PAIPEUR :
— Puis, tu ne penses plus où tu es.
CHOCOLETTE :
— Tu y vas de confiance, et du pic, et de la bêche.
PAIPEUR :
— Salut ! c'est une grenade qui te crache dans le nez
CHOCOLETTE :
— Tu te tâtes... t'as rien. Alors, tu ravales ta salive.
PAIPEUR :
— Ou tu t'en tires avec quatre doigts en moins, comme moi. Vois, mon pouce cherche après ses frères, d'une fois queje coupais de l'herbe pour mes lapins.
CHOCOLETTE :
— Et tu reprends ta bêche... pour l'autre surprise (sans crier gare) Oh ! ma soupe que j'oublie sur le feu... (il court vers son baraquement.)

SCÈNE IV. — Paipeur, Petit Homme, Mirette Bleue

PAIPEUR : (poursuivant la pensée de Chocolette)
— Et la nouvelle surprise, c'est un godillot... deux godillots... Tu les secoues, il en tombe des osselets.
PETIT HOMME : (il devine la suite)
— Ne dis plus rien ! Ne dis plus rien !
PAIPEUR :
— Comme tu sais qu'après les godillots, il y a des jambières, une capote, tu avertis le « district ». Deux hommes viennent avec un sac vide, et ils s'en vont avec les os d'un poilu dedans.
MIRETTE BLEUE : (dans un souffle)
— Tu mens ! Tu mens !
PAIPEUR :
— Paipeur ne ment jamais.
MIRETTE BLEUE : (suppliante)
— Dis que tu mens ?
PAIPEUR :
— Non, même qu'il y a trois mois, dans le jardin à Chocolette, au parc de fraisiers...
MIRETTE BLEUE (désespérée)
— Il y avait, une croix...
PAIPEUR :
— Deux nommes sont venus, avec un sac vide...
MIRETTE BLEUE :
— Mon papa était sous la croix.
PETIT HOMME :
— Et ils sont partis avec ses os dedans.
MIRETTE BLEUE :
— Il n'y est plus ! (Un long silence).
PAIPEUR : (il comprend)
— Oh, mes pauvres petits !
MIRETTE BLEUE :
— C'est tout, on peut s'en retourner.
PETIT HOMME :
— On ne saura jamais plus où aller, maintenant.
PAIPEUR :
— Mes petits... Ce n'est pas notre faute, à nous les gens d'ici. Les croix finissent par tomber toutes, et leurs noms, par s'effacer. On les redresse une fois, deux fois. On hésite pour la vraie place... « C'est il bien là ?... » Et quand on laboure, ou quand on bêche, on retourne le poilu sans le savoir (les enfants sanglotent). Alors, on le ramasse pour le laisser une bonne fois tranquille, dans le cimetière. Pardon, mes petits, pardon pour votre peine.
MIRETTE BLEUE : (elle berce son grand chagrin)
— Je me rappelle qu'autrefois, on jouait à cache-cache, dis, Petit Homme.
PETIT HOMME :
— Dans le pré aux grands arbres, avec lui.
MIRETTE BLEUE :
— Il disait : « Là, mats tes menottes sur tes mirettes bleues, tues le petit agneau perdu qui cherchera son papa et son petit frère. Il se cachait derrière le plus gros peuplier.
PETIT HOMME :
— Et moi, contre la meule de fagots.
MIRETTE BLEUE :
— Alors j'avançais dans l'herbe en petite aveugle, et puis je regardais à travers mes doigts. Autour de moi, les grands arbres ne bougeaient pas. — J'appelais : Papa, Papa ! Oh, je savais bien qu'il me répondrait, mais j'avais une petite crainte tout de même.
PETIT HOMME :
— Coucou, disait papa.
MIRETTE BLEUE :
— Et je courais dans ses bras.
PAIPEUR :
— Mes pauvres petits.
MIRETTE BLEUE : (après l'évocaton, ses larmes coulent)
— Je suis encore le petit agneau perdu. Je te cherche, mon papa, je vais toujours te chercher, maintenant. Je t'appelle ; je vais toujours t’appeler, maintenant. J'ai peur, Petit Homme, j'ai peur pour toujours.
(Chocolette reparaît portant en main une fraise posée au creux d'une feuille verte)

SCÈNE V. — Mirette Bleue, Chocolette, Paipeur, Petit Homme

MIRETTE BLEUE :
— On s'en va avec nos tiges de lierre nouées .
CHOCOLETTE :
— Petite fille aux yeux bleus ?... C'est pour toi... pour toi la première fraise.
PAIPEUR : (l'écartant légèrement)
— Tu ne sais pas?
CHOCOLETTE : (il insiste)
— Pour toi...
MIRETTE BLEUE : (avec un recul du corps)
— Pour moi, la première fraise ? La première fraise rouge des fraisiers de sa petite place. Je n'en veux pas I (Elle fait un pas vers Chocolette)
CHOCOLETTE :
— Prends là.
MIRETTE BLEUE : (nouveau recul du corps).
— La première fraise pleine de vie.. Je n'en veux pas ! Va la reporter, va la reporter !
(elle fait un pas encore vers Chocolette)
CHOCOLETTE : (ne sachant que faire)
— Prends la, dis ?
MIRETTE BLEUE :
— Non, je n'en veux pas. Je n'en veux pas
(elle saisit la fraise, l'écrase en la serrant dans ses mains et contre ses yeux.)
—  Oh ! mon papa, mon papa ! Tu sens bon.
Je vais écarter les doigts... J'écarte les doigts pour te voir... Mais... je ne te vois pas... Tu sens bon mon papa (elle interroge) Coucou ?... Coucou?... Je ne t'entends pas, où es-tu ?
Je suis le petit agneau bien perdu.

FIN


Dans le Travailleur d’Artois du 15 avril 1928, André Bernard fait paraître un article intitulé « Où est-il » par César Bernard :
« Aussi grand que je suis petit, aussi velu que je suis glabre, aussi brun que je suis blond, tel se présente mon homonyme et ami : César Bernard, député du Pas-de-Calais.
Attaché au défrichement d’un arrondissement que dominent à l’Est et à l’Ouest, une brasserie et une distillerie – entendez un distillateur fleurdelysé et un brasseur tricolore – il peine sans vesse, par mons et par vaux, de Paris, où il dirige la commission de l’Enseignement, à la région de Frévent-Saint-Pol où il reste le seul espoir des socialistes et des démocrates.
Et il trouve le temps – miracle ! – de ciseler de petits chefs d’œuvre de littérature généreuse, tel cet « Où est-il ? » représenté au théâtre Fémina lors du gala des Enfants Prodiges, et que publie l’intéressante revue : « Les Primaires ».
Deux orphelins de la grande Dernière, Mirette-Bleue et son frère petit-Homme, recherchent la tombe de leur papa, entrevue lors d’une lointaine visite en compagnie de la maman phtisique, sous les églantines saignantes d’un jardin dévasté de la zone Rouge. Mais les années ont passé. La vie des plantes éternelles a repris le dessus ; et le corps disparu d’abord sous les fleurs, sonna au contact de la bêche du rapatrié. Alors des hommes vinrent qui jetèrent les os dans une toile délavée et les transportèrent, au grand cimetière anonyme, dans l’immense forêt de croix de bois. Et les orphelins ne retrouvent plus rien.
Rien que deux enfants, comme eux, deux marmousets éveillés faisant métier de galopiner et de vendre des « souvenirs » aux English et aux Français doré sur panche qui traînent leurs maladies d’estomac, leur snobisme et leur besoin d’émotions fortes, par les champs engraissés des batailles d’autrefois.
_  « Beaucoup de morts ici ?
_ « Oui ! m’sieu !
_ « Splendid secteur ! splendid ! »
La conversation s’engage entre les quatre innocents, naturelle et poignante. Paipeur et Chocolette essayent de consoler les deux orphelins ; Paipeur surtout, psychologue sans le savoir, qui devine par intuition la détresse des jeunes visiteurs. Et la pièce se termine hallucinante, sur la vision de la petite fille écrasant, dans sa main fiévreuse, la fraise poussée sur la tombe de son père, la fraise que Chocolette inconsciente veut lui faire manger.
_  « Comme tu sens bon, mon papa, comme tu sens bon ! … Je suis le pauvre petit agneau perdu… »
Et, de la première scène à la dernière, les enfants, ingénument, énoncent de ces vérités douloureuses, troublantes ou vengeresses, dans lesquelles vibre toute la générosité de l’auteur. Il faut avoir entendu – n’est-ce pas, Tonnelier ? – les pupilles de la coopérative de Frévent interpréter ce court chef d’œuvre, pour avoir une idée de ce que peut la pensée socialiste quand elle est servie par un cœur ardent, une plume habile, un dévouement sans borne et de tels alliés. Madame Jenny Bernard qui dressa tout ce petit monde mérite  mieux que des félicitations. Ah ! si notre Fédération pouvait organiser une représentation de ce genre, avec le concours des jeunes artistes fréventins, quel exemple ce serait pour nos jeunesses et pour tout le prolétariat picard !
Je ne voudrais pas abandonner mon agréable tâche sans signaler aux universitaires, aux instituteurs, aux socialistes, aux hommes d’avant-garde, le rôle jouée par la revue « Les Primaires ». Cette publication essaye, dans des conditions difficiles, de faire connaître au public français, les talents ignorés, ou insuffisamment appréciés, « qui se sont faits tout seuls », de façon à ce que sorte de l’ombre où les confine avec un soin jaloux notre société, ceux qui gravissent l’échelle sociale à la force du poignet, malgré l’envie des uns et la haine des autres. Citons parmi les écrivains qui eurent déjà l’honneur de numéros spéciaux des « Primaires » : Barbusse, Pioch, Han Ryner, Henry Poulaille, Georges le Révérend, Pierre Hamp. Voici donc une œuvre à encourager, et à encourager à peu de frais (25 fr par an). Que les « primaires » picards et artésiens n’y manquent point ! »

Né à Amiens, André Bernard était professeur à Saint-Pol-sur-Ternoise pendant l’entre-deux-guerres, et secrétaire local de la Ligue Française des Droits de l’Homme et du Citoyen. Ancien chef de section d’infanterie, décoré de la croix de guerre, il fut gravement blessé au Chemin des Dames lors d’un combat corps-à-corps.


Pour citer cet article : 

Paul-André TROLLE, "La quête du corps d'un disparu de la Grande Guerre à travers la pièce Où est-il ? de César Bernard ", mis en ligne en novembre 2010, sur le site internet "Mémorial du Ternois" (http://memorialduternois.free.fr)
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